Colloque « Troubles en série »
Comptes-rendus

Du 2 au 4 février 2017 a eu lieu à l’Université Paris Nanterre la deuxième édition du colloque « Troubles en série ». Professeurs confirmés et jeunes chercheurs se réunirent afin d’explorer les approches se rattachant au monde de la sérialité télévisuelle. Organisée par Jean-Pierre Esquenazi, professeur émérite de l’Université Jean Moulin Lyon 3, et par Fabien Boully, maître de conférence à Paris Nanterre, cette deuxième « saison » du colloque (la première avait eu lieu à Lyon en 2016) s’articula autour des séries télévisées « à l’âge adulte »; cet objet fascinant gagne en notoriété et en légitimité auprès des publics comme des universitaires, mais il pose toujours problème du point de vue de l’analyse. Les conférenciers discutèrent des thématiques récurrentes dans les études littéraires, cinématographiques et télévisuelles telles les questions de formes, de genres et d’esthétiques. Ils remirent cependant en question leur propre savoir ainsi que leur propre relation aux objets télévisuels afin de faire germer des pistes d’interprétations et des analyses ayant rarement été explorées. Les conférenciers, provenant de diverses disciplines telles les études littéraires, la philosophie, la communication et le cinéma, ont offert un aperçu passionnant des recherches sur la sérialité télévisuelle qui sont présentement en cours dans la sphère francophone.

Étant deux étudiantes de l’Université de Montréal en séjour d’échange à Paris et s’intéressant grandement aux séries télé, nous en avons profité pour assister à une partie du colloque. Ce compte-rendu offre donc qu’un simple aperçu des sujets abordés durant les trois journées de conférences, mais permet tout de même de dresser un portrait pertinent des problématiques rencontrées dans les études télévisuelles.

Une esthétique du temps par Jean-Pierre Esquenazi

Dans sa conférence inaugurale, Jean-Pierre Esquenazi introduit les questionnements du jour en lien avec l’esthétique du temps et aux éléments constitutifs des mondes sériels : qu’est-ce que la série comme un tout? Comment considérer l’amalgame d’épisodes et de saisons comme une entité? À travers ces questionnements, Esquenazi propose certaines réflexions quant à la production d’un monde nouveau par les séries télé. Comme le mythe, elle est le reflet de notre propre monde et de nos propres relations qui se construit grâce à sa lignée temporelle distincte. La conférence de Jean-Pierre Esquenazi permit donc une riche introduction qui alimenta d’emblée les discussions au sein du public.

Représentations genrées et personnages : impasse et renaissance du héros sériel par Sarah Sepulchre.

Ayant comme objectif de soulever des questionnements plutôt que d’apporter des réponses, Sarah Sepulchre, chargée de cours à l’Université catholique de Louvain, enchaîna avec une conférence sur les représentations genrées à l’écran. En s’attardant plus particulièrement au personnage d’Ali dans la série Transparent, elle démontre comment analyser un personnage en faisant abstraction de ses caractéristiques genrées. Ainsi, en décatégorisant Ali, et par le fait même les normes sociales, elle remet en question l’analyse classique narratologique des personnages. Par sa fluidité, Ali est à l’opposé de la cohérence attendue chez le personnage, qui n’est plus réductible à un stéréotype ou à une catégorie précise. Au fil de sa communication, Sepulchre souligna d’ailleurs qu’elle avait trouvé elle-même difficile d’approuver la fluidité du personnage d’Ali, prouvant qu’il n’est pas si facile d’accepter l’instabilité des personnages. Sa conférence met donc en lumière de nouvelles possibilités quant à la réalisation de personnages complexes au sein des séries télévisées et par le fait même sur de nouvelles formes d’analyse.

Le voyage en Italie de David Chase par Dork Zabunyan.

En intitulant sa conférence « Le voyage en Italie de David Chase », Dork Zabunyan, professeur à l’Université Paris 8, relie d’emblée l’histoire du cinéma et celle de la télévision. Grâce à une analyse comparative de deux objets audiovisuels importants, soit Voyage en Italie (1954) de Rossellini et l’épisode « Retour aux sources » de la deuxième saison de la série The Sopranos (HBO, 1999-2007), Zabuynan démontre comment la télévision peut être utilisée comme un hommage cinématographique. La mise en parallèle entre les deux œuvres a permis d’exposer les clichés sur l’Italie et les possibilités de l’intertextualité entre deux médiums qui étaient autrefois considérés comme incompatibles. Ainsi, les interférences entre télévision et cinéma peuvent parfois engendrer une création significative, comme c’est le cas avec l’épisode de The Sopranos.

Matrice et mélancolie par Guillaume Soulez.

Guillaume Soulez, professeur à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, a continué sur la lancée de Zabunyan en discutant de la matrice et de la mélancolie à travers la figure de la statue dans la série The Sopranos. Cette analyse du symbole répétitif de la statue engendre une prise de conscience quant à la corrélation émotionnelle entre le personnage de Tony et de sa femme. En effet, Guillaume Soulez démontre comment les matrices sérielles permettent d’instaurer une certaine mélancolie au sein d’éléments esthétiques et narratifs. Cette poétique semble pouvoir se rattacher aux séries télévisées qui possèdent la temporalité élargie nécessaire pour déployer de telles subtilités. Le conférencier démontra ainsi comment un spectateur attentif peut repérer des répétitions d’un épisode à un autre ou même d’une saison à une autre.

Format, cohérence et « signatures : les séries à la recherche d’une légitimité cinématographique par Éric Gatefin

Éric Gatefin s’est consacré à la question du format dans la série télévisée et à comment celui-ci serait rattaché à une volonté de légitimité cinématographique. Son discours s’appuya sur l’avènement du format 13 épisodes proposé par HBO avec la série The Sopranos qui témoigna d’une reconquête de la durée. Les épisodes sont plus longs, les saisons moins longues. La série déstabilise donc les attentes du spectateur, notamment par la dédramatisation de l’intrigue au sein des épisodes ainsi que par sa volonté de ralentir le rythme. L’expérience télévisuelle du spectateur est ainsi changée par le format, ce qui amène à repenser l’évolution des formes et des pratiques des publics.

American Horror Story : la question du genre par Tiffen Brisset.

Tiffen Brisset, professeure certifiée et docteure à l’Université Paris Nanterre, se penche sur la question du genre télévisuel, plus précisément celui de l’horreur dans la série American Horror Story. Est-ce une série d’horreur ou un hommage à l’horreur cinématographique? Afin de répondre à cette question, Brisset se tourna vers deux auteurs Noël Carroll (Philosophy of Horror, 1990) et Éric Dufour (Le cinéma d’horreur et ses figures, 2006). Par une analyse de la monstruosité dans les deux premières saisons et, par la suite, une analyse de la structure de l’intrigue, Brisset démontre qu’il est complexe d’utiliser des concepts cinématographiques de genre pour la télévision. La conférence amène à repenser les possibilités de construction de l’horreur sérielle.

Les extensions transmédia en ligne pour un public non numérique : la négociation de la fracture numérique à la télévision brésilienne par Larissa Christoforo.

Larissa Christoforo, doctorante à l’Université de Montréal et chercheuse au sein du Labo Télé, donna une conférence sur les extensions transmédia et la négociation de la fracture numérique à la télévision brésilienne. Par le biais de statistiques et d’informations acquises par ses recherches, elle démontre comment la chaîne brésilienne Globo développe des stratégies d’adaptation pour répondre aux différentes attentes des publics. L’accessibilité à l’Internet crée une dichotomie entre les publics, les chaînes doivent donc s’adapter à cette fracture en utilisant des stratégies transmédiatiques numériques et non-numériques. Christoforo arrive à la conclusion que le facteur qui semble influencer davantage les pratiques des spectateurs est leur intérêt envers l’immersion dans l’univers narratif plutôt que leur conditions/possibilités d’accès aux nouvelles technologies.

Pistes pour une lecture distante des séries télé par Marta Boni.

Pour terminer, Marta Boni, professeure adjointe à l’Université de Montréal, proposa des pistes pour une lecture distante des séries télés, inspirée des travaux de Franco Moretti. Comment comprendre la relation entre l’épisode et la totalité de la série et, surtout, comment l’analyser ? C’est pour répondre à ces questions que Boni utilise la distance comme condition de connaissance. En configurant la série comme une entité en relation avec ses discours transmédiatiques, elle posa la difficulté de l’analyse objective de l’« écosystème narratif ». Tel un fleuve en mouvement, la série télé échappe à l’analyse détaillée connue dans les études cinématographiques. La nécessité d’imposer de nouvelles balises, complémentaires à l’analyse de séquences, pour une analyse de la série comme masse est un des sujets de recherche du Labo Télé exposés par Boni. Le recensement des pratiques (trans)médiatiques de 302 séries ainsi qu’une généalogie entre formes et plateformes sont les projets sur lesquels se penche ce groupe de recherche spécialisé en question de télévision (suggestion pour pas répéter Labo Télé et pour expliquer davantage ce qu’est le groupe).

Ces conférences nous ont permis d’en apprendre davantage sur les questionnements actuels dans les études télévisuelles et de réfléchir à notre propre rapport aux séries télé. Nous avons observé à quel point les séries s’infiltrent dans différentes sphères académiques, offrant ainsi une vision plus élargie que celle souvent rencontrée dans le domaine cinématographique. L’interdisciplinarité devient donc un outil prépondérant pour la création de nouvelles méthodes d’analyse et de compréhension des objets télévisuels. Grâce aux diverses conférences et interventions des participants, nous avons pris conscience de l’importance de ces échanges dans le cadre de recherches universitaires. C’est effectivement grâce à des colloques comme celui-ci que le domaine des études télévisuelles peut réellement s’épanouir et continuer de gagner en légitimité.

Par Florence Huard-Tremblay et Marie Lorange. 



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